A travers leur histoire, la Grande Boucle et la Cité du Lion partagent de nombreuses valeurs communes : le goût de l’effort, le sens de l’engagement, l’esprit combatif, la solidarité et le respect de l’autre. Le choix de Belfort comme étape de l'une des plus populaires compétitions sportives nationales, véritable lien et liant social, ne pouvait pas mieux tomber pour rappeler le caractère bien trempé de cette ville d’un peu moins de 50.000 habitants, hérité d’un prestigieux passé militaire et d’une forte empreinte industrielle.

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© Traces Ecrites.


• Belfort, la fédératrice

Les 218 coureurs  engagés sur le Tour de France 2019 ne le savent sans doute pas, mais l’étape de Belfort d’aujourd’hui, 12 juillet, symbolise à merveille leur sport. À travers ses multiples appartenances, son riche passé militaire et industriel, la Cité du Lion exprime des traits de caractère communs au cyclisme, dont le premier n’est autre que de savoir respecter l’autre et travailler en équipe. En un mot : fédérer. La géographie l’explique.
La Trouée de Belfort, d’une vingtaine de kilomètres de largeur, est un passage naturel entre la plaine d’Alsace et le bassin du Rhône, un terrain de migration, offrant un large espace au brassage culturel. Ici, se sont côtoyées, fréquentées, voire mélangées moultes peuplades :  Séquanes et Rauraques, puis après la chute de l'Empire Romain, Alamans et Burgondes, avant la création la création du Saint-Empire romain germanique auquel Belfort a longtemps appartenu, mais en bourg libre grâce à une charte d’affranchissement actée en 1307.

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Une vue du centre-ville de Belfort, prise de la citadelle. © Traces Ecrites.

Passons sur toutes les dominations successives : bourguignonne, autrichienne, pour la retrouver française en 1648, rattachée à l’Alsace, par le traité de Westphalie. Puis deux années sous occupation prussienne suite à la défaite de 1870, mais sauvée d’une annexion à l’Empire Allemand. C’est à cette époque que Belfort accueille pas moins de 10.000 Alsaciens : les « optants » (ils ont choisi l’option pour la nationalité française) qui permettront un fort développement urbain. En témoigne le quartier Jaurès-Châteaudun à l’architecture typiquement alsacienne des maisons d’habitation.
Cette chronologie historique résumée au scalpel n’a pour but que de montrer le côté assez bienveillant d’une population (*) qui n’a pas eu longtemps d’identité propre, avant de devenir un mythe républicain par sa résistance aux Prussiens et un exemple de résilience sociale en raison des nombreux soubresauts de son industrie moderne.

(*) Au 17ème siècle, le territoire belfortain est assez égalitaire. Peu d’affaires de violences conjugales, courantes à l’époque, sont à dénombrées et les femmes ont un accès assez libre à la justice.

 

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• Belfort la résistante

Eh non, il n’y a pas qu’une citadelle de Vauban en Franche-Comté ! Qu’on se le dise et qu’enfin, on mette celle de Belfort, oubliée stupidement par l’Unesco, en lien avec la magnifique citadelle de Besançon. D’une ferme forte, transformée en château de défense par Gaspard de Champagne, fils de Louis qui conquit Belfort en 1636, on ne peut que saluer l’apprenti ingénieux. Vient ensuite en 1675, le maître Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban (1er mai 1633 - 30 mars 1707), Morvandiau de naissance, ingénieur, architecte militaire, urbaniste, hydraulicien et essayiste français, nommé maréchal de France par Louis XIV.

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La première enceinte de la ville signée Vauban. © Traces Ecrites.

Lui succèdent des disciples certes talentueux : le général Benoît Haxo, l’un des plus brillants architectes militaires du 19ème siècle qui aménage les troisième et quatrième enceintes. Puis Pierre-Marie Aristide Denfert-Rochereau, démocrate social et européen avant l’heure, défenseur et héros du siège de 1870. Mais la citadelle de Belfort : c’est Vauban.
L’homme a compris que le terrain et la portée du tir d’un canon – qu’il saura prédire en évaluant les progrès possibles de l’artillerie – détermine la nature des fortifications. Alors, il fortifie les bastions, avec leurs deux faces aveugles, deux flancs et deux embrassures à canon, crée des demi-lunes talutées en contrebas, rajoute des fortins détachés (cornes), toujours étagés avec fossés et répartis en fonction des calculs de tir possible de l’assiégeant.

103 jours de sièges : 3 novembre 1870 - 13 février 1871

Grâce à lui, la ville s’étend et se dote de tours bastionnées avec des contre-garde au coin des murailles et un glacis à perte de vue. Les travaux durent de 1687 à 1703. Ce génie du militaire va même jusqu’à conseiller ses successeurs sur la création de forts alentours, ce dont le colonel Denfert-Rochereau se souviendra pour tenir plus de trois mois aux assauts prussiens.
Le but voulu par Vauban est toujours d’apprécier au plus juste les positions de tir de l’ennemi et d’y répondre en maximisant les obstacles pour freiner toute progression des troupes. « L’architecture est ici au service de l’artillerie », assure Jérôme Marche, assistant de conservation du patrimoine principal et historien intarissable du génie militaire.

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Une citadelle devenue inexpugnable. © Traces Ecrites.

 Le 4 novembre 1870, Aristide Denfert-Rochereau (1823-1878), défenseur de Belfort, refuse toute capitulation devant une division prussienne. Grâce à une stratégie de défense, dite en profondeur, avec des postes forts et fortins avancés, déjà imaginés par Vauban, il maintient l’assiégeant assez loin. Ce dernier finit par trouver les endroits et la bonne distance pour pilonner la ville.
L'ennemi met en batterie 200 gros canons qui, pendant 83 jours consécutifs, tirent plus de 400.000 obus, soit 5.000 par jour. Avec près de 18.000 hommes pour la plupart de simples conscrits (gardes mobiles), face à 40.000 prussiens bien équipés et bien entraînés, il résiste et résiste au point d’exaspérer la population qui ne l’élira pas, en juillet de l’année suivante, député de la circonscription. Car le bilan est lourd : 4.750 victimes, 1.650 morts, dont 300 civiles, côté français, et 2.000 victimes, côté allemand.

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Denfert-Rochereau amplifia avec justesse le génie militaire de Vauban pour résister au siège des Prussiens en 1870. © Traces Ecrites.

Denfert-Rochereau suspend les hostilités sans capituler, ce qui lui donne le droit de sortir à la tête de ses troupes avec armes et bagages. L’esprit de résistance de Belfort s’incarne dans ce combat, comme, toute proportion gardée, la résistance souvent hors normes à l’effort lors d’une étape cycliste de montagne.
Aujourd’hui, le site très bien entretenu sur 14 hectares, dont 7 bâtis, propose des visites guidées, dont celle d’un magnifique musée aux collections d’armes anciennes. Il abrite aussi un restaurant à la cuisine traditionnelle et goûteuse, avec vue à couper le souffle sur la campagne environnante.

 

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• Belfort la résiliente

Restée française grâce à Adolphe Thiers qui négocia avec Otto Von Bismarck, alors chancelier de l'empereur Guillaume 1er d'Allemagne, l’arrondissement de Belfort devient le chef-lieu d'un territoire minuscule, mais dont l'importance économique va devenir considérable. Un préfet y est nommé faisant du Territoire de Belfort un département de facto, mais officialisé qu’en 1922. Car paradoxalement, l’arrivée massive des 10.000 Alsaciens voulant demeurer français, la création de frontières et de droits de douanes, la possibilité de disposer de foncier proche de la voie ferrée, favorisent l’installation d’une prospère industrie mulhousienne devenue allemande.

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Atelier de finissage des dynamos chez Société Alsacienne de Constructions Mécaniques (SACM).

La Société Alsacienne de Constructions Mécaniques (SACM), l’ancêtre d’Alstom, créée en 1872, et fabricant de matériel roulant ferroviaire (locomotives, tenders), puis de machines à vapeur, de roues hydrauliques et autres équipements industriels, monte une filiale en 1879. « Ce sont aussi l’arrivée au même moment de la filature Dollfus-Mieg et Compagnie (DMC), ainsi que de nombreux autres industriels : Steiner, Schwartz, Koechlin… », indique Manuel Brun, ancien guide et journaliste belfortain. En trente ans, la population passe de 8.000 à 32.500 habitants. Belfort vit un capitalisme paternaliste, avec création par ses grandes entreprises de logements, écoles, églises…

Les « Trente Glorieuses » ne voient que la disparition progressive du textile. Le site DMC devenant une gigantesque usine Bull (jusqu’à 2.500 salariés) qui reconvertit facilement les ouvrières, du fil au câblage. Et puis, les crises successives jusqu’à ce jour ont éclaté avec leur lot de conflits et drames sociaux. Avant d’en aborder deux, notons l’excellence industrielle qui vit naître et fabriquer ici les motrices TGV, championnes du monde de la vitesse ferroviaire avec le 001. Qui vit aussi réaliser des turbines parmi les plus performantes, avant que cette division énergie, au gré d’alliances hasardeuses et de ventes à la découpe, ne soit aujourd’hui entre les mains de l’Américain General Electric dont les promesses « jurées, crachées » de créer 1.000 emplois nouveaux se soldent pitoyablement par 1.000 suppressions de postes.

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Ouvrières au câblage chez Bull.

Nous avons l’exemple à Belfort du dépeçage en règle de l’industrie française par des gouvernements successifs d’hiérarques peu visionnaires et souvent incompétents. Mais la Cité du Lion ne porte pas ce nom par défaut. Avec des élus de la trempe de Jean-Pierre Chevènement, longtemps maire de Belfort et député du cru, de Christian Proust, ancien syndicaliste CGT de Bull, plus de 30 ans président du conseil départemental, la résilience se fit jour. La reconversion réussie par leurs soins du site Bull et d’une partie d’Alstom en parc urbain, baptisé Techn'hom (110 hectares), le démontre.

 

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La ville de Belfort, pour peu qu’on sache l’écouter, saura toujours s’en sortir. Demain, peut émerger chez elle une filière nationale d’énergie hydrogène, voulue par Marie-Guite Dufay, présidente du Conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté. Mais attention à ne pas commettre d’erreurs comme celle qui a provoqué la grande grève du centenaire. En 1979. Relisons judicieusement nos confrères de L’Est Républicain :
« Contrairement aux grands mouvements nationaux qui ont secoué Belfort (1936, 1955 et 1968…), les coups de colère des « Alsthommes » depuis près de quarante ans sont révélateurs d’une farouche volonté locale de défendre le savoir-faire et l’emploi, coûte que coûte. À tel point que tout clivage politique, dans une ville qui n’en manque pourtant pas, disparaît derrière l’union sacrée. C’est encore le cas en cette rentrée sombre, face à la perspective de voir disparaître la fabrication ferroviaire en 2018  [ndlr : en partie évitée]. La grève du centenaire, qui éclate le 27 septembre 1979, a forgé un état d’esprit dont on mesurera la pérennité cet après-midi. Elle est née d’une profonde humiliation. Sourde à toute revendication alors que les salaires belfortains sont inférieurs de 30 % à ceux du Bourget depuis la création d’Alsthom-Atlantique trois ans plus tôt, la direction multiplie les erreurs. Elle fait repeindre l’usine, prévoit un banquet et propose à chaque salarié de choisir entre un stylo, une montre, une bouteille de cognac ou une médaille-souvenir. » Le Tour de France qui aussi connu ses mélodrames sera pour cette étape à cette image, résilient et symbole aussi de résurrection. L’une des nombreuses symboliques du Lion.

 

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• Un lion, allégorie de la République naissante

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Le Lion de Belfort vient d'être nettoyé par la technique d'hydrogommage, mélange de micro-granulats et d'eau, que maîtrise à merveille l'entreprise Albizzati Père et Fils. © Albizzati.

Il y a aura assurément des photos de certains coureurs, voire d’équipes entières, devant ce lion majestueux en arrêt au pied de la citadelle, la pâte posée sur une flèche brisée et prêt à bondir. L’animal illustre…, mais relisons son créateur, Frédéric-Auguste Bartholdi (*), architecte et sculpteur d’origine Corse, né à Colmar en 1834 et décédé en 1904 :
« Le monument représente, sous forme colossale, un lion harcelé, acculé et terrible encore en sa fureur » (…) le sentiment exprimé dans l’œuvre doit surtout glorifier l’énergie de la défense. Ce n’est ni une victoire ni une défaite qu’elle doit rappeler. » Constitué de blocs de grès rose de Pérouse, près de Belfort, d’une longueur de 22 mètres et d’une hauteur de 11 mètres.
Si l’artiste, inspiré par son voyage en Egypte et fasciné par le Sphinx, n’eut pas de mal à trouver le trait et le volume, la réalisation ne fut pas un long fleuve tranquille. Et ce en raison du caractère entier de Bartholdi et des bâtons mis dans les roues par une municipalité tatillonne et irrespectueuse de la mémoire de ses enfants morts pour elle.
Elle fit déjà appel à des artisans locaux peu créatifs, eut tout de même l’idée d’une souscription nationale qui dépassa ses espérances, mais fit la fine bouche pour affecter le surplus à l’œuvre, ce qui occasionna procès sur procès et pour Bartholdi, le fait d’achever à ses frais, en 1879, sa sculpture monumentale, initiée en 1872. Peu importe cette misère politicienne, le Lion de Belfort (**), récemment rafraîchi, reste à jamais l’emblème comme le siège universel de la solidarité, de la fraternité et de la résistance.

(*) On doit à l’artiste des sculptures aussi célèbres que la Liberté éclairant le monde à l’entrée maritime de New-York, celle de Diderot à Langres, de La Fayette à Washington, la statue équestre de Vercingétorix à Clermont-Ferrand…
(**) Une réplique du Lion de Belfort au tiers, en cuivre martelé, est placée à Paris, place Denfert-Rochereau, et une autre au square Dorchester de Montréal.

Tous nos remerciements à Bourgogne-Franche-Comté Tourisme pour avoir favorisé ce reportage. À l’office du tourisme pour son accueil et sa mise en relation avec Manuel Brun, ancien guide et journaliste, pour qui l’industrie locale du XVIIIème siècle à nos jours n’a que peu de secrets. Sans oublier Jérôme Marche, assistant de conservation du patrimoine principal, qui sait vous narrer par le menu la science des fortifications militaires à travers les âges, le tout ponctué d’anecdotes, rendant son récit captivant.
1 commentaire(s) pour cet article
  1. Veronique Nardidit :

    Bravo pour cet article, d'excellente facture et très instructif !

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