Il est courant de dire que le vin est déjà inventé et qu’il n’y a pas grand-chose à faire côté innovation, hormis dans le détail. Le vin de Bourgogne est un produit défini, la délimitation est réalisée, la vigne est installée. Mais est-ce aussi simple ? Et est-ce aussi vrai que cela ? La question revêt de l’importance dans une profession qui légitime ses pratiques par leur antériorité et non par l’exploration. Par conséquent, nous nous construisons un passé magnifique - et magnifié - en racontant, en nous racontant une histoire : la religion, les moines, les délimitations des climats, les murs, les murgers, la géologie, les cépages autochtones, la tradition millénaire... Oui, mais après ? Propos un rien iconoclaste et joli coup de pied dans la fourmilière par Jean-Yves Bizot, vigneron à Vosne-Romanée (Côte-d’Or). À déguster sans modération.
« S’appuyer, se justifier par le passé a quelque chose de rassurant puisque le passé est par essence connu, contrairement, pardonnez-moi ce truisme, au futur qui lui ne l’est pas ! Il paraît donc dangereux. Il est d’autant plus dangereux que du fait de cet inconnu, il offre des espaces de liberté. La liberté fait peur, et elle semble toujours destructrice. Est-ce lié à notre histoire viticole particulière ? Je ne sais pas, mais quoi qu’il en soit, on préfère le confort du passé, et dans le confort du passé, j’inclus toutes les règles tacites ou écrites, dont les cahiers des charges des appellations : ils entérinent et valident une démarche déjà constatée, ils la pérennisent en la transformant en schéma technique unique devenu protocole, norme, précept...
Un tel fonctionnement n’incite pas à se projeter vers de nouveaux horizons autrement qu’en prolongeant le passé, seul légitime car légitimé. Les remises en cause du système ont pour argument l’expression de racines encore plus anciennes : les vins natures par exemple, les cépages autochtones ou oubliés, le piochage... Une plus grande ancienneté garantit une authenticité encore plus grande. Je ne sais pas de quand elle date, mais il y a dans notre métier, la nostalgie d’une pureté originelle qui se serait dégradée et qu’il faudrait restaurer. Une époque idéale, rejetée dans un temps indéterminé, qui n’a jamais existé que dans le mythe que nous nous construisons. Retenir ce qui existe déjà est un moyen d’en préserver ce qui en subsiste.
Croire en notre futur
Dit autrement, notre futur s’écrit avec notre passé. Et nous nous écrivons ainsi un futur immuable, assuré, confortable. Nous justifions ainsi « ad nauseam » (jusqu’à la nausée) et exploitons en fait une rente de situation. Pour la préserver, nous investissons davantage dans notre passé que dans notre futur et nous sommes plus dans la défense que dans la conquête. L’avenir de la viticulture ne s'écrit pas avec des investissements matériels - constructions de cuveries, aménagements de chais ou replantations de vigne - mais véritablement avec des investissements immatériels d’un autre ordre : réflexions, idées, organisations professionnelles. Elles doivent permettre de créer un espace de découverte et d’exploration.
Car comment vivre sans inconnu devant soi, interrogeait René Char ? La question est vraiment là : vit-on encore lorsque tout est déjà dessiné d’avance. Il y a véritablement un problème : en fait, croyons-nous en notre futur, nous acteurs de la filière ?
La filière affronte aujourd’hui deux enjeux majeurs : d’un côté, le changement climatique et tout ce qu’il peut entraîner, de l’autre une question sociétale : les traitements qui refondent le modèle agricole. Les deux remettent en cause à la fois le mode de production et le mode de valorisation. Mais que sait-on aujourd’hui du vin et de la vigne pour construire le futur ? Tout est remis en cause. Que sait-on en dehors des schémas techniques et idéologiques usuels ? Beaucoup d’habitudes, de croyances, peu de faits avérés finalement, sinon des itérations d’idées préconçues.
Pouvons-nous affronter ces nouvelles donnes avec des schémas nés au milieu du XIXème, qui correspondaient à des solutions imaginées dans des contextes techniques, industriels et idéologiques différents : le palissage de la vigne, la densité de plantation, les cépages, la pureté de l’origine et de la race, l’ancienneté mythifiée de nos pratiques ? Non, ils ne sont plus adaptés. Nous faisons face à des problématiques totalement nouvelles, à la fois par les questions posées, le contexte, les connaissances requises et notre mode de fonctionnement collectif (organisations et moteurs de celles-ci) Tout est inconnu et la page est blanche. Il faut des moyens pour faire face. Il faut investir dans notre futur.

Alors, quels sont les moyens ?
Bien sûr financiers. Deux aspects sont à envisager à ce niveau. D’un côté le capital du foncier viticole, dont je n’ose même pas imaginer le montant actuel. Quelques dizaines de milliard d’€ ? Mais qui n’a de valeur que dans la mesure où il y a une production et qu’elle a une réputation. Donc un capital très fragile puisqu’il dépend d’une ressource unique, à préserver. D’un autre côté, le chiffre d’affaires des vins de Bourgogne. Environ 1,6 à 1,8 milliard d’€ par an.
Mettons en face le budget qui est investi dans la recherche, via le pôle technique du BIVB : 450.000 € cette année. Quelques poussières à côté, par-ci par-là. Investissement purement technique, je souligne. On arrive à 0,03 % du chiffre d’affaires. Je ne rapporterai pas ce montant au capital foncier impliqué, ce serait ridicule. Voilà ce que la filière investit dans la recherche pour préserver et la valeur du capital et le chiffre d’affaires. Autant dire que la somme est dérisoire : dans une filière active, c’est 3 % du chiffre d’affaires. Il faudrait aujourd’hui au minimum 100 fois plus, soit 45 millions d'€, ce qui correspond en fait à la totalité des investissements de la filière vin en France.
Alors certains peuvent mégoter sur 150.000 € pendant 3 ans pour de la recherche sur la stabilité des vins blancs, et les comparer cyniquement à des volumes de SO2 [ dioxyde de soufre, Ndlr ]. Quelle absence de vision ! Ont-ils conscience des montants totaux, capital et chiffre d’affaires concernés au niveau collectif ? Que sera la réaction lorsqu’il s’agira enfin d’appréhender la question du traitement des vignes, autour de laquelle on tourne depuis quelques années, sans oser l’affronter ? Nous passerons réellement à une autre échelle.
Si l’on croit en notre avenir, il faut s’engager. Politiquement, individuellement et économiquement. Pas seulement sur le plan collectif toujours appelé en renfort mais qui bien souvent n’est qu’un moyen d’éluder les problèmes. Réfléchir à des stratégies, définir des grandes lignes et de doter de moyens pour le construire, moyens économiques et moyens humains. Croire au progrès, disait Etienne Klein (Philosophe des sciences), « c’est accepter de sacrifier du présent personnel au nom d’un futur collectif. » Et le sacrifice du présent personnel peut être de différents ordres : les essais, les tentatives, on va dire l’exploration. Chaque viticulteur peut être et doit être un explorateur. Et il faudra alors reconsidérer les démarches individuelles souvent taxées d’individualistes et leurs rapports avec le collectif.
D’ailleurs quel sens prêter à ce mot aujourd’hui, ce « collectif » toujours invoqué ? Est-il le même que celui né lors des grands mouvements syndicaux au XIXème ou dans les années 50 ? Le reconsidérer aussi dans le cadre de l’INAO et donc des appellations, où le collectif signifie grégarisme : tout le monde suit les mêmes règles, tout le monde fait la même chose. Encore et toujours l’idéologie. Dans les deux cas, elle est datée. Le collectif en effet peut signifier partage d’informations et d’expériences originales. Chacun a une perception des problèmes, et la diversité des points de vue, des approches, des essais est une opportunité pour tous, à condition que ce soit partagé.
Un autre moyen de sacrifier du temps personnel est d’investir économiquement dans la recherche. C’est essentiel. Il ne faut plus compter sur le financement public au même niveau qu’il y a 20 ou 30 ans. Il ne faut pas non plus compter, si l’on veut être libre de ses orientations, sur les industries, comme c’est trop souvent dit pour se défausser de sa responsabilité d’utilisateur. Nous ne sommes pas passifs, nous ne pouvons pas être passifs, car en dernier ressort, la responsabilité sociétale nous incombe. Nous devons aussi reconsidérer nos rapports avec la recherche : les chercheurs ne sont pas des pourvoyeurs de solutions, mais de champs d'investigation, de nouveaux horizons. L’exploration, une nouvelle fois. Les réponses, c'est nous qui les construisons. Là aussi, nous nous déchargeons de notre rôle d’entrepreneur.
Le futur ne pourra pas ressembler à notre passé, mais il le prolongera et assurera la continuité de notre histoire. Il finira par s’y intégrer et donc à terme par lui ressembler. Les réflexions sont à mener dans tous les domaines, pas seulement la production à laquelle on réduit trop souvent la recherche : marketing, commercialisation, communication, environnement, valorisation, transmission…, et les rapports entre tous ces thèmes. Les questions ne manquent pas. C’est à ce prix – et j’utilise ce mot sciemment car il s’agit bien évidemment d’argent – que la filière en Bourgogne se tracera un avenir. Pour finir, je citerai un autre poète, Victor Segalen : « Rien d’immobile n’échappe aux dents affamées des âges. »