Bruno Duchesne, ancien directeur général de la Banque Populaire de Bourgogne-Franche-Comté, devenu professeur associé à l'école BSB de Lyon, nous invite à éradiquer croyance et jugement tout faits au profit d'un fonctionnement plus raisonné de l'entreprise. La philosophie, en ce qu'elle représente l'ensemble des questions que l'être humain se pose sur lui-même et les réponses à apporter, peut fournir les bonnes clés pour mieux produire, mieux gérer, mieux manager. Mais surtout, effacer de notre mode de vie cette dictature de l'instant, prompte à générer d'indélébiles et cruelles erreurs.
La période que nous vivons est marquée par deux phénomènes : l’abondance des informations auxquelles nous pouvons accéder et l’instantanéité des interactions, favorisées toutes deux par les réseaux sociaux. Ces caractéristiques sont présentes bien sûr dans nos vies personnelles mais envahissent aussi notre espace professionnel.
Elles ont pour conséquence paradoxale de limiter notre esprit critique, étouffé sous la masse d’informations et incapable de réagir en temps voulu au déferlement des opinions. Voilà bien ce qui explique l'éloignement de la raison (au sens de jugement argumenté) au profit de la croyance ou du sentiment.
Ce phénomène gagne évidemment les entreprises et leur management même s’il se produit moins rapidement à cause de l’apparente rationalité des prises de décisions. Mais, le temps faisant son œuvre, le poids de la doxa (*) et le raccourcissement des temps de décision finissent par supplanter le raisonnement cartésien au profit de l’intuition ou pire au profit de la dictature de l’instant.
Copier le concurrent, même s’il se trompe, abdiquer son imagination au profit d’une simple logique libérale, oublier les parties prenantes de l’entreprise : salariés, fournisseurs , collectivités ,... revendiquer des valeurs sans les mettre en action, tels sont quelques signes du renoncement stratégique.

Comment faire pour lutter contre cette réalité ?
Revenir à la dichotomie classique en philosophie entre la réflexion et l’action est un bon moyen d’y parvenir. Le management doit retourner à des concepts fondamentaux et les intégrer à sa stratégie d’action. Quatre dimensions philosophiques permettent d’y parvenir : la liberté, le temps, les valeurs et le mérite.
Elles aident à construire un cadre de réflexion face à la complexité de la prise de décision. Comprendre la différence simple entre la liberté de l’état sauvage ou du chacun pour soi et, celle du contrat social, aide à proposer des solutions et des services dont la relation à la société des hommes est réfléchie et probablement mieux adaptée.
Identifier les horizons de temps dans la prise de décision, en dissociant le temps à dimension écologique, celui de la relation sociale et celui de la dimension économique et financière, permet d’associer les parties prenantes à la prise de décision. Agir en fonction de ses valeurs et ne pas simplement les revendiquer, pose le fondement de l’action légitime et donne le sens à la stratégie d'entreprise. Réfléchir sur le mérite, sa récompense et son lien avec le travail, permet de mettre en cohérence les indicateurs de performance et les valeurs.
L’exemple d'Orpea, dans l’actualité récente, vient nous aider à comprendre cette analyse. Sous réserve bien sûr que les faits soient avérés, cette entreprise a renoncé à sa part du contrat social : l’accueil de nos anciens. Elle a privilégié l’horizon boursier, par nature à court terme au détriment de sa dimension sociale de moyen terme. Enfin, elle a fait le grand écart entre ses valeurs et sa pratique, dénoncée aujourd’hui par une partie de ses salariés.

Proposer aujourd’hui aux managers des cours d’humanité, au sens de la philosophie et de la science de la société serait donc un vrai progrès. Certes, ces cours existent déjà dans quelques écoles de commerce mais ils devraient s’inscrire obligatoirement dans la formation initiale des futurs managers et dans leur parcours de formation continue. L’économie et la philosophie seraient alors réconciliés, confirmant après cinq siècles la maxime de Rabelais, fondateur du scepticisme moderne : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »
(*) Doxa : Ensemble des opinions reçues sans discussion, comme évidentes, dans une civilisation donnée.